Lors des différents voyages de recherche que nous avons effectués dans quelques parcs du Canada et des États-Unis, trois paysages sonores nous ont particulièrement marquées. Un paysage sonore est une combinaison de sons qui caractérisent un espace défini, un environnement. Un paysage désertique, à la vue par exemple, est reconnaissable par les dunes de sable qu’on y voit à perte de vue sous un ciel sans nuages. Le même paysage, décrit plutôt en utilisant l’ouïe, correspondrait à celui du sable frottant les dunes lorsqu’il est soulevé par le vent. Tout au long de notre périple, nous avons tenté de  traduire par écrit les impressions que nous ont suscitées les paysages sonores explorés.

EXPLOSION DE BRUITS – FIRST LANDING STATE PARK (ÉTATS-UNIS, 2019)

Après 9 jours de visites dans de grandes villes américaines (New York, Philadelphie et Washington), nos oreilles avaient enregistré surtout les bruits de l’air conditionné des hôtels (un bruit continu d’aspirateur), des rues (les nombreux pas sur l’asphalte frottant dans la poussière), des moteurs des voitures vrombissantes (un bruit de tonnerre sans charme ni mystère), des avions (une gamme chromatique qui se transforme en cri aigu), des touristes (parlant plus fort que la moyenne) et des agglomérations humaines (frottements de tissus de vêtements, froufrous de sacs en plastique, piaillements d’enfants). Tous ces bruits nous semblaient être de la pollution sonore. Par ce passage dans des milieux urbains, similaires d’une ville à l’autre, nos oreilles s’étaient acclimatées à ce bruit de fond, à ce mélange continu et chaotiquement stable. Arrivées au camping du parc First Landing, près de Virginia Beach, sur la côte est des États-Unis, tout a changé. Nous avons installé notre tente au milieu d’une végétation luxuriante composée d’arbres entrelacés, de racines plongées dans l’eau semblables à des branches qui, à leur tour, ressemblaient à des lianes. L’air était humide et chaud, le campement nous donnait l’impression d’être sur l’Île Mystérieuse de Jules Verne, sensation très plaisante pour des citadins rêvant d’aventure. L’odeur nous rappelait vaguement celle de la serre tropicale du jardin botanique de Montréal. Les arbres que nous observions semblaient appartenir plutôt au règne animal qu’à celui végétal tant par leurs formes serpentant et s’accrochant aux autres troncs et racines que par la profusion d’animaux qui y habitaient. Schafer disait avec sagesse que « chaque forêt a sa propre tonalité. »1. En effet, « Tout parle dans la nature. Il suffit d’écouter (…) à condition d’avoir les oreilles libres de tout appareillage moderne qui vous maintient en relation permanente avec le bruit incessant de la ruche sociale »2. La jungle où nous nous trouvions était une véritable explosion de bruits provenant d’une multitude de formes de vie entomologique auxquelles nous n’étions pas habituées. Plein de fourmis, de cloportes et de papillons bougeaient, grimpaient, sautaient ou s’envolaient dans la végétation. Ce qui nous semblait étrange, c’est que les bruits émis par toutes ces créatures semblaient surpasser leur taille, déjà plus imposante que ce que nous avions vu jusqu’alors. Nous n’avions même pas le courage de nous approcher des arbres de peur de nous faire attaquer par ces bestioles. Leurs cris, crissements, frottements et battements nous donnaient l’impression d’être entourés de véritables dragons de percussions en comparaison à nos petits insectes presque muets de la ville. Seule la cigale de nos régions, imitant un bruit de scie mécanique, aurait pu se mesurer à cette intensité sonore exotique dont nous étions témoins. Murray Schafer disait aussi que les bruits des insectes semblent être parmi les sons les plus agaçants pour l’homme.1 Le philosophe Frédéric Gros soutenait que « le paysage est un paquet de saveurs, de couleurs, d’odeurs, où le corps infuse. »3 Justement, en nous plongeant dans cet univers sonore, nous étions comme dans un bain, immergés dans le bruit qui venait de tous les côtés. Nous comprenions enfin l’étonnement qu’ils avaient pu ressentir les premiers arrivants sur ce territoire inconnu. Nous partagions ce sentiment mêlé de peur et d’extase, à la fois effrayées et émerveillées face à cette forêt sonore agressive. Le bruit nous remplissait les oreilles en nous envahissant de partout. Nous étions les intrus silencieux d’un monde qui semblait comploter par un murmure criard. Ce soir-là, la chair de poule était au menu. Sans parler du fait qu’à l’entrée du camping était écrit : « Ne nourrissez pas les alligators » ! En apothéose de cette symphonie de monstres chtoniens, vers minuit, un hélicoptère a survolé plusieurs fois notre campement en émettant un bruit d’enfer. L’objet volant identifié se déplaçait si près de la cime des arbres que nous avions l’impression que chacune des pales allait raser la forêt (et le haut de la tente au passage). Chaque battement se ressentait dans la peau. Avions-nous accidentellement débarqué dans Jurassic Parc ? Enfin, le bruit terrible de l’hélicoptère disparu dans la nuit. Mais la rumeur initiale de la jungle persistait, nous donnant une impression de vulnérabilité malgré la faible protection des murs de la tente : seule barrière nous séparant physiquement du vacarme. Finalement, alors que nous croyions qu’après l’orage viendrait le beau temps, nous avons eu une nouvelle surprise. Quand les bestioles nocturnes, véritables percussions vivantes, entrèrent en decrescendo et que nous retrouvâmes l’espoir d’un sommeil doux mérité, une trompette d’un camp militaire sonna au petit matin. Vive les vacances !

DISPARITION DU SON – JASPER PARK (ALBERTA, CANADA, 2017)

La forêt brûlée.

Quelques années plus tôt, nous avancions dans la forêt du parc Jasper dans les Montagnes Rocheuses de l’Ouest du Canada. En voyant au loin les lourds nuages cendrés des feux de forêt, nous avions l’impression que ces morceaux de ciel noirci présageaient quelque chose de terrible. L’air était lourd, mais nous entendions encore certains oiseaux et le vent dans les sapins, puisque nous étions encore très loin des feux. En parcourant la route en voiture, nous découvrions de nos propres yeux les ravages des incendies. Autour de nous, tous les arbres étaient brûlés, leur tronc noirci était la triste preuve d’une ancienne existence, et l’absence de branches nous rappelait la funeste réalité. Là où nous aurions pu voir autrefois de la végétation se trouvait juste un sol noir de cendres encore fumantes. Mais nous ne savions pas quel choc auditif nous attendait au prochain arrêt… Au bord d’un lac, qui aurait dû être un miroir turquoise sous un ciel de cristal (un de ces plans d’eau canadiens d’une beauté irréelle et claire à en couper le souffle selon les images des brochures touristiques), nous trouvâmes un paysage tout gris. Dès que nous fûmes descendus de la voiture, le silence nous envahit. Aucun son. Il n’y avait que des agrégats de gris et noir, comme une esquisse de tableau. Des masses de cendres étaient là où se trouvaient autrefois les arbres. C’était comme voir des instruments brisés, démontés, broyés en pièces. Même si le vent soufflait les arbres, ses instruments, n’étaient plus là: il n’y avait plus de bruissement au passage dans les feuilles. Il n’y avait aucun animal qui aurait pu faire du bruit. Même pas le sifflement d’un insecte. Rien. Nous entendions uniquement le bruit de nos pas sur le gravier: ce bruit timide était marqué par de l’étonnement. On se sentait gênés d’être en vie dans ce paysage de mort, c’était un contraste insupportable à écouter. Ce bruit des pas, un frottement sourd, sans couleurs et sec semblait rajouter de la détresse à ce lieu perdu qui n’en méritait pas davantage. Inconsciemment, nous étions aussi silencieux : nous n’avions plus le courage de nous parler ou même de respirer. Voir un tableau d’un paysage dévasté est une chose, entendre le néant en est une autre. C’est un peu comme si nous étions happés par ce silence, anéantis à l’image de cette nature qui autrefois avait été aussi vivante que nous l’étions en ce moment. Même ledit lac, gris sous un ciel opaque, ne bougeait plus. Il n’y avait aucune onde créée par un mouvement qui aurait pu (aurait dû) réveiller sa surface lisse et inerte. Un non-monde. Nous réalisions que la vie était peut-être synonyme de sons et que là où le silence s’impose, c’est que la destruction a tout emporté. Schafer pensait que « peut-être l’univers a été créé en silence »1. Mais pour les humains il est toujours « aussi difficile d’imaginer un bruit apocalyptique que le silence absolu »1

Le lac immobile.

Heureusement, plus loin sur la route, là où le feu était passé depuis plus longtemps, la vie reprenait doucement. C’était incroyable: des fleurs bleues étaient apparues par milliers, jonchant le sol noir. En ouvrant la fenêtre, un son, celui du chant distant d’un oiseau, nous accueillait. En fait, nous réalisions que dans une forêt intacte ces fleurs n’auraient jamais pu apparaître, puisque l’accès au soleil leur aurait été bloqué par le feuillage dense des arbres. En mourant par le feu, ces géants avaient laissé place aux petits végétaux qui apparaissent en signe de renaissance. C’était un cycle. Un son doux des feuilles frôlées délicatement par le vent signait le retour à la vie. Un peu comme le son de la caresse d’une plume sur le revers de la main. Comme quoi la mort, la disparition du son, n’est pas la fin de la pièce musicale, mais plutôt la barre de reprise, la pause ou même le soupir qui ouvre la possibilité d’une nouvelle inspiration, du retour à la musique. L’existence de la pièce entière dépend de ces silences. N’est-ce pas Miles Davis qui disait que « La véritable musique est le silence et toutes les notes ne font qu’encadrer ce silence » ? Dans un orchestre, on apprend aux musiciens à travailler ensemble dans une symbiose où les instruments puissants et retentissants doivent ménager les instruments légers, alors que ceux-ci enrichissent les premiers. Similairement, dans un paysage sonore où l’humain a sa place, une coexistence de la nature et des créations humaines est possible par le respect d’un certain équilibre. Nous avons tous un rôle dans la musique globale d’un paysage sonore. Pour entendre la beauté du tout, il faut d’abord apprendre à écouter. Et le silence dans tout cela, véritable joyau de ce monde musical, en permet le renouvellement. « Je considère le monde (…) comme une immense composition musicale »1.

Renaissance de la forêt, un peu plus loin.

RENAISSANCE DE LA COEXISTENCE MUSICALE – MONTRÉAL (CANADA)

Durant ces derniers jours, nous avons vraiment réalisé l’importance du silence dans nos vies. Jusqu’ici, dans tous ces voyages, ces balades, nous fuyions le bruit à la recherche d’un silence perdu. Cette période assez étrange a commencé en mars 2020. Une nouvelle expérience musicale a fait surface. Dans les médias, tous les sens ont été traités : la vue avec les gens qui portent des masques ou les animaux visitant les villes désertes, l’odorat d’un air pur en l’absence des gaz émis par les voitures de conducteurs pressés pour arriver nulle part, le goût d’une nourriture cuisinée chez soi, le toucher presque interdit d’une quelconque surface infectée. Toutefois, les médias ne parlent presque pas de l’ouïe. Et pourtant, elle offre une expérience formidable. Je l’ai réalisé un matin de confinement. En me réveillant, rien. Aucun bruit. Je me suis demandé au début, étonnée, si je n’étais pas sourde ou mal réveillée, mais au contraire, la réalité avait soudain l’aspect d’un rêve, dénué de toute sonorité. C’était étrange, mais je me suis dit que je n’allais jamais oublier ce que je n’entendais pas ce jour-là. Admirative, je suis restée couchée à écouter attentivement cette absence de son. Longtemps, je suis restée là, mon ouïe en alerte, le regard au ciel comme si je contemplais un tableau invisible accroché au plafond tout en évitant de perturber cette paix, de faire disparaître l’œuvre d’art sonore vide. Je comprenais enfin ce qu’aurait pu ressentir le peintre Kasimir Malevitch en créant Carré blanc sur fond blanc. La fragilité d’une simplicité primordiale qu’il serait possible de mettre en valeur. « Car au moment où on n’attend plus rien du monde, (…) alors il se livre, se donne, s’abandonne. Quand on n’attend plus rien. Tout est donné alors comme supplément, grâce gratuite de la présence. C’est cadeau. »3 Quand j’y pense maintenant, il serait très beau de dire dans le futur que nos oreilles se sont acclimatées au roulement des vagues, à la danse des feuilles bercées par le vent, aux sons si variés du vivant. Comme dans un orchestre, on apprend aux musiciens une coexistence, une symbiose des sons où il revient aux basses, aux cuivres, aux percussions et aux cordes, instruments aux sonorités puissantes et retentissantes de supporter les bois, la voix, le solo et tous les instruments légers. Tous ayant un rôle dans la musique, pour entendre la beauté du tout, il suffit d’écouter. Et le silence, véritable joyau de ce monde musical, est comme l’entropie inévitable qui permet le renouvellement et l’existence de la vie.

Sources:

  1. Schafer, Murray. (1979). Le paysage sonore, Lattés, New York.
  2. Angelard, Christine. (2012). Va vers toi-même ou l’importance de se remettre en marche, Fides.
  3. Gros, Frédéric. (2009). Marcher – une philosophie, Carnets Nord.

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