Ce que c’est que d’être humain – Jane Goodall

par Véronique Lemay-Caron, étudiante en écologie, évolution et biodiversité.

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Jane Godall

Jane Goodall (1934 – )

Un chimpanzé choisit parcimonieusement une brindille dans la litière du sous-bois. De ses doigts habiles, il en arrache les feuilles une à une. Puis, après s’être accroupi près du monticule de terre rouge d’une termitière, il enfonce la brindille dans l’un des minuscules trous creusés par les insectes. Quelques secondes plus tard, il porte la brindille à sa bouche, picorant les termites maintenant accrochées à l’embout.

Gravure d’un chimpanzé. Domaine public.

Cette scène, observée par Jane Goodall au début des années soixante, a complètement changé l’idée que l’on se faisait d’être humain jusqu’alors. C’était la première fois qu’on observait un «animal sauvage non seulement utilisant un objet en guise d’outil, mais modifiant cet objet pour en faire un outil»[1]Depuis des décennies, on surnommait notre espèce «man the tool-maker» (l’homme, le faiseur d’outils), croyant que cette caractéristique nous était unique. «Nous devons maintenant redéfinir l’humain, redéfinir l’outil, ou considérer les chimpanzés comme des êtres humains» [2] déclara Louis Leakey, paléo-anthropologue et mentor de Goodall, après que celle-ci lui ait rapporté l’événement. Cette découverte, entre autres, rendit Jane Goodall et les chimpanzés de Gombe célèbres. Auparavant, on ne savait pratiquement rien sur nos plus proches cousins, car jamais personne avant elle ne les avait réellement étudiés dans leur habitat naturel.

La poursuite d’un rêve

Depuis l’enfance, Jane Goodall chérissait le rêve de se rendre en Afrique pour y étudier les animaux, sa plus grande passion, inspirée par les histoires de Dr. Doolittle et de Tarzan. Née à Londres en 1934 dans une famille avec peu de moyens, personne ne croyait en sa capacité à réaliser son rêve, mis à part sa mère qui fut toujours une source d’encouragement.

« Everybody laughed at me: “You’ll never do that. Africa’s the dark continent far away, you don’t have any money… and you’re a girl”. » – J. Goodall [3].

Après ses études secondaires, il est impossible pour elle de faire des études universitaires , trop coûteuses. Mais elle ne lâche toujours pas prise. À 23 ans, après avoir complété un cours de secrétariat et avoir amassé l’argent nécessaire, elle quitte l’Angleterre par bateau en direction de l’Afrique. C’est là-bas qu’elle contacte et rencontre Louis Leakey et sa femme Mary Leakey (aussi paléo-anthropologue), pour qui elle devient secrétaire et assistante lors de leurs recherches de fossiles dans la gorge de l’Olduvai. Après les longues journées de fouilles, Jane observe avec passion les animaux de la savane. C’est ainsi que Louis Leakey voit en elle la personne qu’il cherchait pour aller étudier les chimpanzés. Il croit que l’étude de nos plus proches cousins pourrait complémenter ses propres recherches, en apportant des indices sur les comportements et le mode de vie de nos propres ancêtres. Leaky lui trouve donc du financement et les autorisations requises. À l’époque, la Tanzanie étant une colonie Anglaise, il fut difficile d’obtenir les autorisations nécessaires de la part du gouvernement britannique, qui doutait en la capacité d’une jeune femme à mener avec succès cette étude seule dans la jungle.

Lac Tanganyika
Vue du Lac Tanganyika au Gombe Stream National Park. CC BY 2.0

Rencontre avec les chimpanzés

En juillet 1960, Jane Goodall part alors pour Gombe, malgré qu’elle n’a pas de diplôme ni d’expérience de terrain. Les débuts de ses recherche sont difficiles, car il faut quelques mois pour que, peu à peu, le groupe de chimpanzés s’habitue graduellement « à l’étrange primate blanche envahissant leur territoire» [4] et la laissent se rapprocher de plus en plus près. Ainsi, sa patience et sa détermination portent enfin leurs fruits lorsqu’elle aperçoit non seulement un des singes utiliser et fabriquer un outil pour se nourrir de termites, mais aussi des chimpanzés chasser et manger occasionnellement de la viande alors qu’on les croyait exclusivement herbivores. Jane arrive également désormais à distinguer les différentes vocalisations et expressions faciales des grands singes, et note comment la communication non-verbale entre eux est très semblable à celle des humains: tapes dans le dos, poings levés, étreintes, baisers… et ce, dans le même type de contexte. Les barrières entre humains et chimpanzés sont plus floues que jamais.

«We have found that after all there isn’t a sharp line dividing humans from the rest of the animal kingdom, as we find animals doing things that we, in our arrogance, used to think was just human.» – J. Goodall [5] [6]

Une femelle et sa progéniture au Gombe Stream National Park. Wikimedia Commons.

Malgré l’importance de ses découvertes, Jane Goodall est mal vue par une partie de la communauté scientifique. Elle y est confrontée plus que jamais lorsqu’elle est acceptée pour un Ph.D. en éthologie à l’université de Cambridge, l’une des seules à l’avoir été sans autre diplôme universitaire. Sans formation scientifique, Jane avait effectué sa recherche de manière instinctive, attribuant des intentions et des émotions humaines aux chimpanzés, et en leur donnant chacun un nom. Selon ses collègues scientifiques, elle aurait dû se distancer davantage de ses sujets, éviter d’anthropomorphiser leurs émotions et comportements et leur attribuer plutôt des numéros. Jane dut alors modifier certaines de ses manières de faire pour être prise plus au sérieux. Toutefois, elle continua de nommer individuellement les chimpanzés, et défend jusqu’à ce jour l’idée selon laquelle ils vivent des émotions semblables aux nôtres et ont des personnalités propres. Bien que cela nous semble aujourd’hui relativement évident, ce n’était pas du tout accepté à l’époque.

La vrai nature des chimpanzés

Lorsque Jane retourne à Gombe en 1963, le National Geographic envoie le photographe et cinéaste Hugo van Lawick sur les lieux pour documenter les événements. Goodall publie un premier article dans le magazine, illustré des photographies désormais célèbres de van Lawick. Le monde entier découvre enfin réellement qui sont nos plus proches cousins à travers les chimpanzés de Gombe. Son compte rendu nuance les stéréotypes de barbarie attribués aux grands singes à l’époque selon les observations faites en captivité.

«The chimpanzee imprisoned behind bars is bad tempered in maturity, morose, moody, and frequently rather obscene; in his freedom he is majestic even when excited and, for the most part, dignified and good natured.» – Jane Goodall dans le National Geographic de décembre 1963. [4]

Jane Goodall et les chimpanzés de Gombe en vedette sur la couverture du National Geographic de décembre 1965.

Mais après des années d’interactions relativement paisibles entre les chimpanzés de Gombe, quelque chose d’incroyable se produit en 1974 : deux groupes de chimpanzés qui s’étaient scindés quelques mois auparavant semblaient être entrés en guerre. Délibérément, les singes d’un groupe assassinent les mâles et maltraitent les femelles du second groupe. Cette guerre dura 4 ans, jusqu’à ce que le 2e groupe soit presque totalement décimé. Jane est bouleversée par la violence des événements. D’abord, elle vit le deuil de chimpanzés qu’elle a connu durant des années, puis doit accepter la dure vérité apportée par ces observations. Il devient évident pour la primatologue que « les chimpanzés, comme les humains, ont un côté sombre à leur nature » [7]. L’agression violente aurait, chez eux comme chez nous, une source innée et adaptative.

« The saddest part of learning all that is that it makes them seem even more like us then they had before. (…) I do believe we have innate aggressive tendencies. I don’t honestly think you can look around the world today and deny that that must be true. However, that doesn’t mean that war is inevitable. (…) We do have the ability to control our selfish genes. » – J. Goodall. [7]

 

Au delà de Gombe

Durant toutes ces années, les recherches longitudinales de Jane et d’autres chercheurs à Gombe ont également permis de recueillir des informations sur les relations de dominance au sein des groupes, sur la formation des relations entre individus, sur le développement des nouveaux-nés jusqu’à l’âge adulte, etc. Mais avec les années qui passent, les populations de chimpanzés sont de plus en plus menacées par l’augmentation des populations humaines, causant la perte d’habitat par la déforestation. L’ampleur du problème est cristallisée dans l’esprit de Jane lorsqu’elle survole la réserve nationale de Gombe Stream par avion: tout autour, la forêt a presque totalement disparu. Elle réalise que pour contribuer d’avantage à la sauvegarde de l’espèce, le mieux à faire est de quitter Gombe et de consacrer le reste de sa vie à l’activisme. Au fil des ans, elle écrit plusieurs livres et fonde l’Institut Jane Goodall et l’organisme Roots & Shoots, voués à la sauvegarde de l’environnement, à l’aide humanitaire, ainsi qu’à l’éducation du public sur ces enjeux, particulièrement chez les jeunes. Elle devient aussi une fervente défenseuse du végétarisme. Aujourd’hui encore, malgré ses 80 ans, elle voyage environ 300 jours par année pour porter la voix de ceux qui n’en ont pas, « la voix du règne animal » [6].

Jane Goodall et sa mascotte « Mr. H. » qu’elle traîne avec elle lors de ses multiples apparitions publiques. Wikimedia Commons.

Jane Goodall a été une pionnière inspirante qui a ouvert la voie à bien d’autres. En plus de l’apport de connaissances essentielles sur le mode de vie des chimpanzés, son travail a permis de mieux définir l’être humain. Bien avant et bien après la publication des idées de Darwin, l’idée que nous, humains, soyons au fond des animaux pas si différents des autres a toujours été difficile à accepter pour bien des gens. Par son étude éthologique de nos plus proches cousins, Jane Goodall a contribué a donner du poids à cette vérité et ainsi repousser encore plus les limites de cette arrogance. Les nouvelles technologies le confirment désormais de façon indéniable: nous partageons 98% de nos gènes avec les chimpanzés. 2%, c’est ce que c’est que d’être humain…

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Visionnez ce vidéo inspirant d’images d’archives de la National Geographic Society, commémorant le 80e anniversaire de Jane Goodall:

Sources:

[1] Goodall, Jane. (1973). In the Shadow of Man. Fontana/Collins. 287 pages.
[2] National Geographic. (2010, octobre). Jane Goodall: A Retrospective. [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=LKyrLFyOi04&ab_channel=NationalGeographic
[3] Institut Jane Goodall France. (2004, août). Jane Goodall’s Roots & Shoots par National Geographic Television VOSTFR [Vidéo en ligne]. Repéré à http://www.rootsandshoots.fr/
[4] Goodall, Jane. (1963, août) My Life Among Wild Chimpanzees. National Geographic. Repéré à http://ngm.nationalgeographic.com/1963/08/jane-goodall/goodall-text/1
[5] National Geographic. (2014, avril). Jane Goodall: A Birthday Tribute. [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=eeASUdvLLnY&ab_channel=NationalGeographic
[6] Goodall, Jane. (2002, mars). What separated us from chimpanzees? Conférence TED. [Vidéo en ligne]. Repéré à http://www.ted.com/talks/jane_goodall_on_what_separates_us_from_the_apes?language=en
[7] KTEH TV. (2009, octobre) Jane Goodall on Chimpanzees and War. Archive d’une entrevue télévisée de 1997. [Vidéo en ligne]. Repéré à https://www.youtube.com/watch?v=s0kuMS-EATs&ab_channel=KTEHTV
[8] The Jane Goodall Institute of Canada. (s.d.) Jane Goodall: Biographical Timeline. [En ligne] Repéré à http://www.janegoodall.ca/goodall-bio-timeline.php
[9] Goodall, Jane. (2011, avril). An Oral History of Primatology at Cambridge. Conférence, Cambridge University. [Vidéo en ligne]. Repéré à http://sms.cam.ac.uk/media/1332629