« C’est quoi ton insecte préféré? »
La fameuse question qu’on finit tous par se faire poser lorsqu’on étudie en entomologie! Pour ma part, la réponse me vient naturellement, sans trop y penser : les « treehoppers », ces curieux hémiptères de la famille des Membracidae. Souvent à peine plus grand qu’un centimètre et préférant se tenir à la cime des arbres, ces insectes sont difficiles à observer en nature. Il faut avoir l’œil bien aiguisé et de la patience à l’excès avant d’être récompensé par une vue comme celle-ci :
La première chose qui saute aux yeux, c’est bien sûr l’excroissance impressionnante au-dessus de leur tête. Surnommée casque, elle est en fait un appendice attaché au thorax dont la forme permet d’ailleurs de différencier les espèces entres elles. Et je ne vous ai toujours pas parlé des espèces retrouvées dans les régions aux climats tropicaux comme au Brésil, où la forme de ce casque peut prendre des allures presque extraterrestres :
En plus d’être sujets d’inspiration pour un film de science-fiction, les Membracidae soulèvent de nombreuses questions en entomologie. Qu’est-ce qui peut bien être à l’origine de ces ornements?
D’abord, c’est quoi un insecte ?!
Pour une mise en contexte, les insectes sont reconnus par les trois segments que composent leur corps : la tête, le thorax et l’abdomen. Le thorax est lui-même segmenté en trois sections, nommées prothorax ou pronotum (T1), mésothorax (T2) et métathorax (T3). Les segments T2 et T3 portent tous deux une paire d’ailes, et chaque segment porte une paire de pattes.
Les membracides répondent à toutes ces caractéristiques, à la différence près du casque. Le casque est spécifique à cette famille : chaque espèce en possèdent un, bien que de taille variable, voulant dire qu’il est apparu tôt lors de leur évolution. De plus, le point d’encrage du casque se trouve sur le segment T1 du thorax. À savoir qu’il est déjà rare de trouver des excroissances comme celle-ci sur le pronotum – on pense au scarabée rhinocéros (Oryctes nasicornis), par exemple.
Où est-ce que j’en viens avec ça, me demandez-vous? Pour cela, on doit retourner en 2011, lorsque le chercheur Benjamin Prud’homme et son équipe de recherche à l’Institut de Biologie du Développement de Marseille-Luminy se sont penchés sur l’origine morphologique d’un tel appendice. Ils sont arrivés à une hypothèse folle, mais solide :
Le casque des membracides proviendrait d’anciennes… AILES !
… oui oui, même pour lui :
Cela veut également dire que les membracides serait la seule famille d’insecte à posséder des ailes sur le premier segment du thorax, leur troisième paire! Souvenez-vous, les segments T2 et T3 portent tous deux les paires d’ailes retrouvées chez la grande majorité des insectes actuels (certaines exceptions existent bien sûr, comme les mouches (Diptera) qui, au lieu d’ailes sur le T3, auront des sortes de balanciers issus d’anciennes ailes, les haltères).
Le casque sous la loupe
Commençons donc par passer en revue les preuves que l’équipe de Prud’homme soulèvent. Déjà, si on regarde du côté morphologique, le casque des membracides est extrêmement flexible pour l’excroissance du segment T1 qu’il devrait être, et cela est dû aux joints articulés non-sclérifiés qui le relient au reste du corps [1]. Étrangement, on retrouve sur les ailes du deuxième et troisième segment des joints similaires…
Dans la même suite d’idée, le casque possède plusieurs autres caractéristiques physiques et développementales similaires aux ailes: le casque porte une nervation, les deux surfaces qui le forment poussent sur les côtés du corps pour ensuite se fusionner au milieu, il se déploie comme des ailes lorsque le membracide passe de nymphe au stade adulte, et il est fait d’une couche de cellules épithéliales maintenues ensemble par des colonnes de cuticule, pour ne nommer que les principaux points de l’étude [1]. Tout cela semble démontrer qu’on ne fait pas face à une protubérance thoracique comme celles du scarabée rhinocéros ou du tigre du platane (Corythuca ciliata). On connait même certaines espèces d’hémiptères, comme Ledra aurita (Cicadellidae), qui possèdent des excroissances du pronotum similaires à celles des membracides. Cependant, ces cornes ne sont pas articulées par un joint, soutenant toujours l’hypothèse de Prud’homme.
Le casque, d’encore plus près
Leur morphologie n’est pas la seule chose qui appuie l’hypothèse d’un casque fait d’ailes. En effet, les gènes Nubbin, Distal-less (Dll) et homothorax (hth) sont tous impliqués dans la formation de ce casque au stade de nymphe : pour Nubbin, il assure la différentiation des ailes quant aux autres appendices, alors que DII et hth déterminent l’axe proximo-distal du casque, du point d’attache au thorax à l’extrémité postérieure [1]. Ces gènes sont pourtant impliqués dans la plupart des insectes pour la formation d’ailes, l’expression de Nubbin dans le casque étant même similaire à celle dans une aile [1]. Curieux tout cela!
Le membracide sous toutes ses couleurs
Un argument contre l’hypothèse de Prud’homme serait quant à la différentiation impressionnante du casque entre chaque espèce. On sait que les ailes ont tendance à évoluer très lentement, puisqu’elles sont physiologiquement limitées par leur fonction de vol et que les insectes font face à de fortes contraintes métaboliques quant au développement d’appendices supplémentaires [1]. C’est logique, plus d’ailes veut dire plus d’énergie nécessaire pour les faire bouger. Toutefois, ce qu’on a chez les membracides, c’est un appendice dérivé d’ailes qui a perdu sa fonction primaire de vol. Le casque peut ainsi occuper plusieurs nouvelles fonctions selon les besoins de l’espèce dans son environnement, et donc évoluer rapidement. D’ailleurs, on devine l’utilité du casque chez certaines espèces à des fins de camouflage, pour d’autres à des fins de défense. Imiter des feuilles mortes, les épines de la plante-hôte ou même des prédateurs comme des fourmis, c’est une stratégie qui s’avère particulièrement gagnante.
Les membracides fêtent leurs… 350 millionièmes ?!
Bon, de savoir que le casque des membracides pourrait venir d’une troisième paire d’aile, c’est bien beau, mais concrètement… ça sert à quoi? Pour prendre conscience de la gravité d’une telle découverte, on doit remonter 350 millions d’années en arrière…
À cette époque, l’ancêtre commun des insectes exhibait un plan d’organisation bien différent, notamment dans la présence d’une paire d’ailes sur le premier segment du thorax, en plus de tous les segments de l’abdomen [2]. Ce développement d’appendices supplémentaires était possible à partir des gènes Hox. Il y a 350 millions d’années, cependant, la répression du gène sur tous les segments du corps sauf aux T2 et T3 du thorax a permis à certains individus de se libérer du coût métabolique qu’impliquait le maintien de toutes ces ailes, leur permettant ainsi de mieux survivre [1]. C’est à ce moment que les insectes se sont différenciés et sont devenus… insectes.
Depuis 250 millions d’années, la présence d’ailes ailleurs que sur les segments T2 et T3 est réprimée chez les insectes. D’autres gènes, comme le gène Sex combs reduced (Scr) agissent dans cette répression des ailes sur le segment T1 spécifiquement [1]. Une expérience sur le coléoptère Trilobium a démontré que lorsque Scr est étouffé lors du développement de la larve, des primordia (ou débuts d’organes) exprimant le gène Nubbin se forment sur le T1 du thorax [1].
Mais alors, est-ce que cela voudrait dire que les membracides ont évolué pour ne pas exprimer le gène Scr? Après analyse, non… Scr est présent chez les membracides [1].
Plus curieux encore, c’est ce qui arrive quand le gène Scr des membracides est comparé au Scr d’un autre insecte… Dans une expérience, le gène Scr d’un membracide a été introduit dans une drosophile [1]. Contre toute attente, la drosophile ne portait pas de primordia sur son segment T1, et la formation des ailes et des haltères sur les autres segments du thorax a également été empêchée!
Mais alors, d’où est-ce qu’il vient, le casque des membracides ?! Pour le moment, on ne peut que supposer que dans le segment T1 des membracides, l’expression du gène Scr est étouffé par une cascade de réaction inconnue et que l’expression de Nubbin pour la formation d’ailes peut ainsi avoir lieu… [1] Tout de même, les implications d’une telle découverte restent sidérantes (et controversées)! On ferait face à un insecte moitié préhistorique, moitié moderne, et 100% fascinant.
Bibliographie
[1] Prud’homme, B., Minervino, C., Hocine, M. et al. Body plan innovation in treehoppers through the evolution of an extra wing-like appendage. Nature 473, 83–86 (2011). https://doi.org/10.1038/nature09977. https://www.nature.com/articles/nature09977
[2] Kukalova-Peck, Jarmila. (1978). Origin and Evolution of Insect Wings and Their Relation to Metamorphosis, as Documented by the Fossil Record. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/jmor.1051560104
[a] Membracides – Liste des espèces. Les Hémiptères du Québec. https://www.hemipteres.net/membracides/membracides_liste.html
[b] Prud’homme, B., Minervino, C., Hocine, M. et al. Body plan innovation in treehoppers through the evolution of an extra wing-like appendage. Nature 473, 83–86 (2011). https://doi.org/10.1038/nature09977. https://www.nature.com/articles/nature09977
[c] University of Sydney. (2004, Février). Entomology – External morphology. http://bugs.bio.usyd.edu.au/Entomology/externalmorphology/extmorphology.html
[d] Kirillov, Pavel. (2014, 1er août). Globe-bearing Treehopper Bocydium globulare. Flickr. https://www.flickr.com/photos/pasha_k/14801858422
[e] Jeffery, John. (2009, Octobre). Ledra aurita. British bugs: an online identification guide to UK Hemiptera. https://www.britishbugs.org.uk/homoptera/Cicadellidae/Ledra_aurita.html
[f] Entomofaune. (2012). Membracides – Introduction. Les Hémiptères du Québec. https://www.hemipteres.net/membracides/membracides_intro.html
[g] jasoncryan. (2012). On Treehoppers…or…What the Heck is THAT For?!?! Museum of Natural Sciences. https://naturalsciencesresearch.wordpress.com/2012/06/26/on-treehoppersorwhat-the-heck-is-that-for/
[h] Gründemann, Helissa. (2021). Beginning of the dry season in the caatinga forest, dry leaves on the ground, autumn colors – Oeiras, Piaui state, Brazil. https://www.alamy.com/beginning-of-the-dry-season-in-the-caatinga-forest-dry-leaves-on-the-ground-autumn-colors-oeiras-piaui-state-brazil-image451821765.html
[i] Neto, Oscar. (2019). Membracis sp. (ant is a Camponotus sericeiventris). https://www.flickr.com/photos/oscarcbneto/49547639197/
[j] Neto, Oscar. (2018). Dinoponera cf. gigantea – Tocandira / Giant Amazon Ant (Perty, 1833). https://www.flickr.com/photos/oscarcbneto/29926081627 [k] Kukalova-Peck, Jarmila. (1978). Origin and Evolution of Insect Wings and Their Relation to Metamorphosis, as Documented by the Fossil Record. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/jmor.1051560104