Ceci n’est pas une tomate!

Par Elvis Branchini et Isabelle Gareau. Texte et figures par les auteurs.

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Ceci n'est pas une tomate

Et non, ce fruit n’est pas une tomate. Pourtant l’erreur est bien facile à faire, la forme, l’apparence et même la couleur peuvent rappeler celles d’une tomate immature. Cette image présente, en fait, une patate, le fruit de la patate plus exactement. Ce qui est un plant de pomme de terre chez nos cousins les Français produit bel et bien une baie. Et détrompez-vous, il n’est pas là pour colorer votre salade de patates: cette petite baie est chargée de solanine et de chaconine, deux puissants glycoalcaloïdes qui vont vous faire regretter de l’avoir croquée (1)! Ces glycoalcaloïdes, même s’ils se retrouvent dans toutes les parties de la plante, sont présents en plus grandes concentrations dans le feuillage, les pièces florales et le fruit, plus précisément dans le cortex et le périderme de celui-ci (1). L’ingestion de grandes concentrations de ces alcaloïdes peut causer des problèmes au niveau gastrointestinal, mais aussi au niveau neurologique, jusqu’à causer des hallucinations ou un état de delirium (1). Il est étonnant, vu l’importance mondial de la patate en agriculture, que l’on connaisse si bien son tubercule et si peu son fruit.

Qu’est-ce que le fruit de la patate?

S. tuberosum est une plante vivace connue et aimée pour ses tubercules riches en amidon et en protéine. Nous la reproduisons surtout asexuellement à l’aide de ses tubercules, ce qui explique pourquoi ses fruits ne sont qu’un concept obscur dans l’imaginaire populaire. Les baies possèdent généralement deux loges qu’on peut facilement observer sur la Figure 1 et un diamètre pouvant aller jusqu’à 2 cm. Elles ont généralement un épiderme jaune ou vert et contiennent plusieurs graines (2). Ces caractéristiques sont typiques des fruits des plantes de Solanum, dont fait partie la tomate (S. lycopersicum), l’aubergine (S. melongena) et aussi son cousin moins connu, le tamarillo (S. betaceum). Originaire d’Amérique Central et du Sud, où on le nomme “tomate d’arbre”, ce fruit au goût unique, rappelant un mélange de kiwi, de tomate et de fruit de passion, n’est pas très connu en Amérique du Nord. Les plantes de ce genre ont beaucoup de caractéristiques communes, dont les fruits en forme de baie, biloculaire ou multiloculaire pour certains cultivars, à placentation axiale contenant plusieurs graines et dont le placenta devient gélatineux à maturité (les aubergines sont récoltées avant leur maturité pour que leur goût ne soit pas trop amer). Ces fruits ont aussi leur juste partie d’alcaloïdes, une autre caractéristique commune non seulement aux Solanum, mais à la grande majorité des espèces de la famille Solanaceae. Cependant, l’α-tomatine et la tomatidine de la tomate et la solasodine de l’aubergine ont une toxicité bien moindre que la solanine et la chaconine du fruit de la patate (3), ce qui nous permet de manger nos salades et nos moussakas sans souci. Ma nourriture je la préfère sans risque de décès!

Figure 1. Fruits de Solanum tuberosum, Solanum lycopersicum, Solanum melongena et Solanum betaceum, coupes transversales et longitudinales. Les Solanum font partis de la grande famille des Solanacées.  Avec plus de 1000 espèces reconnues, le genre Solanum est en fait l’un des plus diversifiés des angiospermes (4)! Échelle: 2 cm.

Comme on peut facilement l’observer sur la Figure 1, les Solanum varient grandement au niveau de leur forme et de leur taille. Toutefois, il est intéressant de constater que plus les espèces sont rapprochées au niveau phylogénétique, plus elles se ressemblent anatomiquement au niveau macroscopique. Par exemple, la tomate et la patate partagent une ressemblance évidente et font parties du même sous-genre, nommé Potatoe (Figure 2). À l’inverse, l’aubergine et la patate, qui semblent à priori ne partager que peu de points communs, sont les espèces les plus éloignées au niveau phylogénétique et ne font pas parties du même sous-genre (Figure 2).

Arbre phylogénétique des Solanum
Figure 2. Arbre phylogénétique simplifié des Solanum. La pomme de terre et la tomate appartiennent du même sous-clade, alors ce n’est pas étonnant que les deux fruits soient si similaires anatomiquement parlant (5).

Caractéristiques macroscopiques

Les fruits observés suivent à la lettre la formule connue pour produire une baie (figure 3): un fruit à péricarpe charnu, divisé en loges remplies par le placenta qui porte plusieurs graines. Le péricarpe peut être subdivisé en exocarpe (la peau), mésocarpe (la partie charnue) et endocarpe (une couche cellulaire qui sépare le péricarpe de l’intérieur du fruit) (6). Les trois fruits mûrs (tomate, patate, tamarillo) ont une membrane gélatineuse qui entoure les graines et les empêche de germer à l’intérieur du fruit (7). Cette membrane semble à une première vue être une extension du placenta, mais elle se développe à partir de l’épiderme de la testa, la couverture des graines originaire du tégument qui protège l’embryon à l’intérieur de l’ovaire de la fleur (8). La placentation des fruits de Solanum est axiale, avec un septum simple qui divise le fruit en deux loges, mais des variations ont été développées dans les fruits cultivés comme la tomate, où ce n’est pas rare voir des loges multiples avec des placentas dispersés (8). Les faisceaux vasculaires sont plus difficiles de discerner à l’œil nu chez un fruit mature, mais très visibles dans le cas d’un fruit non-mature, comme l’aubergine, tout autour du péricarpe, dans le septum et principalement dans la région centrale appelée columelle, comme schématise la figure 3 (6).

Figure 3. Dessin d’une structure typique d’une baie de Solanum au niveau microscopique et macroscopique. Les fruits observés dérivent tous de cette structure basique. La quantité de loges est la variation la plus évidente, retrouvée chez différentes variétés de tomates et d’aubergines cultivées. Différentes insertions de cristaux et pigments sont retrouvés dans le parenchyme de différentes espèces, mais le placement générique des tissus est fondamentalement le même chez les quatre espèces observées.

Caractéristiques microscopiques

Les caractéristiques externes des fruits sont basées sur la structure typique d’une baie, mais de quoi ont-ils l’air à l’échelle des cellules?

S. tuberosum

Au niveau cellulaire, le fruit de la patate présente une cuticule transparente et une couche unicellulaire d’épiderme (Figure 4A). Dans le mésocarpe, on peut observer un tissu sub-épidermal d’une à 3 couches de cellules de collenchyme (cellules à paroi plus épaisse, généralement non-lignifiée, qui servent de soutien à l’organe) suivi d’une épaisseur non négligeable de parenchyme. Les cellules du parenchyme situées près du collenchyme contiennent plusieurs chloroplastes, faisant de celles-ci des cellules de chlorenchyme (Figure 4B). Les cellules qui en sont plus éloignées contiennent quant à elles des amas d’amidon et sont traversées par le xylème et le phloème. On peut distinguer clairement les trachéides de type hélicoïdal du xylème, mais la présence des autres structures spécifiques au xylème et au phloème ne peut qu’être supposées (Figure 4C).

Figure 4. Coupes de matériel frais au microscope de Solanum tuberosum vu au microscope. Panneau A (c.t.): épiderme et cuticule colorés au bleu de toluidine; Panneau B (c.t.): parenchyme de la partie externe du péricarpe contenant des chloroplastes; Panneau C (c.l.): Structures du xylème et du phloème traversant le parenchyme de la partie interne du péricarpe et granules d’amidon. Échelle: 100µm. Légende: am – amidon; ch – chloroplastes; co – collenchyme; ct – cuticule; ep – épiderme; p – parenchyme; ph – phloème; x – xylème. Les photographies ont été cadrées.

S. lycopersicum

Chez la tomate, une cuticule colorée est observée par-dessus une couche unicellulaire d’épiderme chez la tomate, coloration causée par la concentration en flavonoïdes de la cuticule (Figure 5A) (9). Quelques couches cellulaires de collenchyme sont situées sous l’épiderme et sont suivies du parenchyme. Des chromoplastes sont dispersés de façon uniforme à travers le parenchyme du péricarpe (Figure 5A, 5B). Des trachéides à parois secondaires de forme hélicoïdale sont facilement identifiables où l’on devine le système vasculaire du fruit, comprenant le xylème et le phloème (Figure 5C).

Figure 5. Coupes de matériel frais de Solanum lycopersicum vu au microscope. Panneau A (c.t.): épiderme avec déposition de cuticule colorée et parenchyme des couches externes du péricarpe contenant des chromoplastes; Panneau B (c.p.): parenchyme de la partie externe du péricarpe avec des chromoplastes; Panneau C (c.l.): Structures du xylème et du phloème traversant le parenchyme de la partie interne du péricarpe. Échelle: 100µm. Légende: cm – chromoplastes; co – collenchyme; ct – cuticule; ep – épiderme; p – parenchyme; ph – phloème; x – xylème. Les photographies ont été cadrées.

S. melongena

L’aubergine étudiée possède une couche unicellulaire d’épiderme contenant des pigments d’anthocyanine est surplombée d’une cuticule transparente (Figure 6A) (10). La distribution des pigments à travers l’épiderme peut être expliquée par le patron de rayures présent sur la variété étudiée (différente de celle de la Figure 1), comme observé sur la Figure 6B où une région de l’épiderme ne possède pas de pigments. À la figure 6C, le système vasculaire est mis en évidence dans la région parenchymateuse, mais la forme des trachéides observés est difficile à discerner, ressemblant soit à une forme annelée, soit à une forme hélicoïdale.

Figure 6. Coupes de matériel frais de Solanum melongena vu au microscope. Panneau A (c.t.): chez l’aubergine, la cuticule est transparente, et les pigments sont plutôt dans les vacuoles de l’épiderme, plus visibles dans le Panneau B; Panneau B (c.p.): épiderme d’une aubergine de la variété Sicilienne avec patron de rayures violettes et blanches; Panneau C (c.l.): Structures du xylème et du phloème traversant le parenchyme de la partie interne du péricarpe. Échelle: 100µm. Légende: co – collenchyme; ct – cuticule; ep – épiderme; p – parenchyme; vc – vacuoles; x – xylème. Les photographies ont été cadrées.

S. betaceum

Sous la cuticule transparente du tamarillo se trouve une couche cellulaire unique d’épiderme suivie de quelques couches de collenchyme, laissant rapidement la place au parenchyme qui occupe la majorité de l’aire du péricarpe (Figure 7A). Aucune vacuole possédant des pigments ni aucun chromoplaste n’a été observé directement au microscope. Cependant, la teinte violacée évidente au niveau de l’épiderme et du collenchyme laisse supposer la présence d’anthocyanine (Figure 7A). De larges amas d’amidon sont observés dans tout le parenchyme, confirmés par une coloration au lugol (Figure 7B). Au même niveau, des cristaux semblables à un amas d’aiguilles ont été observés. Leur forme et leur taille laissent supposer que ce sont des cristaux d’oxalate de calcium, communément appelés des raphides (Figure 7B) (11). Ces granules d’amidon possèdent des fentes à leur surface (Figure 7C).

Figure 7. Coupes de matériel frais de Solanum betaceum vu au microscope. Panneau A (c.t.): la cuticule claire du tamarillo laisse la place aux couleurs des couches internes du fruit ; Panneau B (c.t.): parenchyme ayant beaucoup d’amidon coloré au lugol, et des cristaux (probablement des raphides) dans le détail; Panneau C (c.t.): parenchyme avec des amyloplastes (vue rapprochée). Échelle – panneau principal: 100µm; détail: 20µm. Légende: am – amidon; cm – chromoplaste; co – collenchyme; ct – cuticule; ep – épiderme; p – parenchyme; ra – raphide. Les photographies ont été cadrées.

Ressemblances et différences

Comme mentionné ci-haut, les fruits sont structuralement très semblables : une recette de famille. Les différences macroscopiques, comme la couleur, s’expliquent lorsqu’on les regarde au microscope. Par exemple, chez la patate, la couche de parenchyme juste en dessous du collenchyme est remplie de chloroplastes, ce qui donne la couleur verte du fruit. Chez la tomate, à la mesure que le fruit mature les chloroplastes laissent la place à des chromoplastes remplis de carotènes, ce qui donne une teinte orangée. La couleur rouge plus caractéristique des tomates mûres est due principalement au lycopène (très visible à la Figure 1, où il y a une différence remarquable entre la couleur de la tomate coupée transversalement et celle coupée longitudinalement), une des molécules antioxydantes de la famille des carotènes (12). Chez l’aubergine, chaque cellule a des vacuoles multiples chargés d’anthocyanines pour lui donner sa caractéristique couleur violette foncée. Le tamarillo présente un mix des deux cas, quoique les vacuoles n’ont pas été observés directement, mais leurs pigments coloraient toutes les coupes et sont surtout présents autour des graines. Au niveau de la cuticule, la majorité des fruits observés présente une cuticule transparente, exception faite de la tomate. Celle-ci possède une cuticule orange chargée de flavonoïdes (Figure 5A) (9). Finalement, le tamarillo est le seul fruit étudié possédant une quantité considérable de grains d’amidon, la patate n’en ayant que peu en comparaison (Figure 4C, 7B). Le tamarillo est aussi le seul à présenter des cristaux, supposément des raphides (Figure 7C). La structure microscopique des parties internes du fruit, comme le septum et le placenta sont similaires à celles observées au mésocarpe, présentant surtout du parenchyme parsemé par du tissu vasculaire.

Que faire avec toute cette information?

Rien. Plus sérieusement, il est intéressant maintenant de comprendre le lien anatomique entre le fruit de la patate et d’autres Solanum. Malheureusement, aucune structure macroscopique ou microscopique n’a pu être vue pour nous signaler la toxicité de la patate, un peu comme le ferait l’aposématisme chez quelques espèces de plantes et d’animaux. Des tests biochimiques ayant déjà confirmé la présence de glycoalcaloïdes toxiques chez le fruit, ainsi que toute le reste de la plante à l’exception des tubercules (et même eux peuvent le devenir: si votre tubercule de patate est vert, jetez-le), on vous suggère de garder ces baies loin de vos assiettes. Pour ce qui est des tomates, aubergines et tamarillos, gâtez-vous. Non seulement sont-ils délicieux (c’est scientifiquement prouvé, votre goût n’est pas en question ici), mais ils sont une source fiable d’une panoplie d’antioxydants comme les flavonoïdes et caroténoïdes qui leur donnent leurs couleurs et que beaucoup d’études montrent comme étant bénéfiques pour la santé humaine.

Note de l’éditeur: Cet article a été produit pour le cours BIO2372 – Anatomie et morphogénèse des végétaux pour la session d’automne 2019.

Références:

(1) Barceloux, D. G. (2009). Potatoes, Tomatoes, and Solanine Toxicity (Solanum tuberosum L., Solanum lycopersicum L.). Disease-a-Month, 55(6), 391–402.

(2) Struik, P. C. (2007). Above-ground and below-ground plant development. In D. Vreugdenhil (Ed.), Potato biology and biotechnology : advances and perspectives (pp. 219-236). Amsterdam: Elsevier.

(3) Friedman, M., Henika, P. R., & Mackey, B. E. (2003). Effect of feeding solanidine, solasodine and tomatidine to non-pregnant and pregnant mice. Food and Chemical Toxicology: An International Journal Published for the British Industrial Biological Research Association, 41(1), 61‑71. https://doi.org/10.1016/s0278-6915(02)00205-3

(4) Spooner, D. M., & Knapp, S. (2013). Solanum stipuloideum Rusby, the correct name for Solanum circaeifolium Bitter. American journal of potato research, 90(4), 301-305.

(5) Weese, T. L., & Bohs, L. (2007). A three-gene phylogeny of the genus Solanum (Solanaceae). Systematic Botany, 32(2), 445-463.

(6) Ho, L. C., & Hewitt, J. D. (1986). Fruit development. Dans J. G. Atherton & J. Rudich (Éd.), The Tomato Crop : A scientific basis for improvement (p. 201‑239). https://doi.org/10.1007/978-94-009-3137-4_5

(7) Smýkal, P., Vernoud, V., Blair, M. W., Soukup, A., & Thompson, R. D. (2014). The role of the testa during development and in establishment of dormancy of the legume seed. Frontiers in Plant Science, 5. https://doi.org/10.3389/fpls.2014.00351

(8) Symon, D. E. (1987). PLACENTATION PATTERNS AND SEED NUMBERS IN SOLANUM (SOLANACEAE) FRUITS. Journal of the Adelaide Botanic Garden, 10(2), 179‑199. Consulté à l’adresse JSTOR.

(9) Adato, A., Mandel, T., Mintz-Oron, S., Venger, I., Levy, D., Yativ, M., … & Schreiber, L. (2009). Fruit-surface flavonoid accumulation in tomato is controlled by a SlMYB12-regulated transcriptional network. edPLoS Genetics, 5(12), e1000777.

(10) Daunay, M. C., Aubert, S., Frary, A., Doganlar, S., Lester, R. N., Barendse, G., … & Jullian, E. (2004, May). Eggplant (Solanum melongena) fruit color: pigments, measurements and genetics. In Proceedings of the 12th EUCARPIA Meeting on Genetics and Breeding of Capsicum and Eggplant (pp. 108-116).

(11) Prychid, C. J., Jabaily, R. S., & Rudall, P. J. (2008). Cellular ultrastructure and crystal development in Amorphophallus (Araceae). Annals of botany, 101(7), 983-995.

(12) Levin, I., De Vos, R., Tadmor, Y., Bovy, A., Lieberman-Lazarovich, M., Oren-Shamir, M., … Bino, R. (2006). High pigment tomato mutants—More than just lycopene (a review). Israel Journal of Plant Sciences, 54, 179‑190. https://doi.org/10.1560/IJPS_54_3_179

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